Autofiction “Que faites-vous de vos morts ?”

Ceci est un texte que j’ai retrouvé par hasard en feuilletant mes anciens carnets. Je l’avais écrit en réponse à la question “Que faites-vous de vos morts ?”, posée par l’artiste Sophie Calle dans son exposition au Musée de la Chasse, en janvier 2018. Ce texte me tenant beaucoup à coeur, j’ai jugé bon de le partager ici.

“Que ferais-je de mes morts ? Un peu floue, comme question. Il faut dire, je n’ai encore jamais fait face au deuil ; ça doit être la plus grande chance que j’ai eue jusque-là, moi, la gamine gauche et maladroite… Mais bon, il faut bien répondre.

Que ferais-je de mes morts ? J’aimerais, je suppose, leur donner de la paix. Leur donner, en somme, la vie qu’ils n’ont jamais eue, celle qu’ils ont toujours rêvée d’avoir mais qu’ils n’ont pas osée saisir par peur du vide, du néant, du froid qui pourrait congeler leurs tripes si jamais cette vie tant rêvée, eh bien, elle s’avérait en réalité n’être qu’illusion et cauchemar…

Prenons mon père, par exemple. Il a une peur bleue de la mort ; pour lui, ce gros mot est porteur de vieillesse et de déchéance, tout ce qu’il déteste. Il n’arrête pas de répéter à tous qu’il est périmé, que plus les années passent, plus il doit ressembler à tous ces tas de chair informes, à tous ces croulants sur canne qu’il méprise plus que tout. Je pense qu’il n’aurait pas autant les boules s’il avait justement atteint cette paix citée plus tôt : la fin, elle se rapproche, elle se rapproche, elle se rapproche toujours plus, et il se dit sans doute qu’il va crever malheureux, qu’il n’aura rien accompli de ce que son for intérieur lui suppliait de faire et que, merde alors, sa vie sur terre, eh bah, elle a servi à rien… J’ai envie de le secouer, des fois. Lui aussi, très certainement. Mais bon, vous comprenez, la société, les obligations sociales, le regard des autres, etc… ça a de quoi le figer sur place. Alors, il ne fait rien.

Mon père, il a une peur bleue de la mort. C’est terrible à penser, mais je suis persuadée qu’il serait pourtant plus heureux avec elle qu’avec les vivants ; il les déteste tous, ceux-là. Je suis persuadée qu’il aimerait savoir son âme douillettement cloîtrée dans ces chalets canadiens dont il ne cesse de nous parler ; il aimerait mieux se savoir là-bas (là où se pèle bien, comme il dit, là où seuls les brames solitaires des caribous seraient susceptibles de troubler sa tranquillité) plutôt qu’ici, dans cette ville qui pue en été et l’asphyxie d’ennui. Son plus grand rêve, c’est de se rendre là-bas, dans les forêts du Canada, mais il ne le fera jamais, voyons, à cause de cette saloperie de peur. Il ose pas, il ose pas, il ose pas… Il osera jamais, au final.

Que ferais-je de mes morts ? Je sais, maintenant. Je décollerai leur grand squelette pataud du sol, quitte à emmener un bout de parquet avec eux, et les calerai dans un fauteuil à clous dorés, au coin d’un bon feu canadien. Je leur enfilerai la cravate que je leur ai offerte pour leur cinquante ans, celle qu’il n’ont jamais osée porter par peur de passer pour un pédant aux yeux des autres… Je laisserai la lame de parquet arraché à l’os de leur pied, comme un ski esseulé, pour leur rappeler ces hivers mémorables où ils semblaient si heureux, enfin, peut-être. Ce ski de fortune, ce serait un peu comme un passeport VIP pour l’au-delà, celui qui le conduirait vers un monde meilleur que ceux qui n’ont jamais cessé de leur marcher sur les pieds, ceux qui ont toujours refusé de leur accorder la place qu’ils méritaient vraiment.

Ceux, en vérité, qui les ont tués d’avance. Ceux qui les ont rendus malades à en crever.”

 

 

 

 

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