10/16/12

Sophie Calle : à propos du «capable de voir» et de l’«incapable de voir»

ce texte a été publié dans le site d’ednm, l’exposition « leurs lumières »
« leurs lumières »
Au Centre Culturel de Rencontre de Saint-Riquier – Baie de Somme 
du 13 octobre au 16 décembre 2012

Dans ce texte, j’aborderai la problématique de Sophie Calle qui concerne le «capable de voir» et l’«incapable de voir», traitée depuis les années 80 dans son activité artistique. A travers ce challenge contradictoire, elle tente de résoudre par le langage la question de l’image de la beauté et de la communication humaine.

Sophie Calle, née en 1953 à Paris, a commencé son expérience en tant qu’artiste avec une œuvre intitulée Les Dormeurs, réalisée en 1979, exposée en 1981, constituée de textes et d’images. Elle a été appréciée comme artiste internationale par une œuvre polémique À suivre, entièrement vouée à des actions de filature envers des personnes, au mépris du respect de leur vie privée, ou encore, par une autre œuvre Des Histoires Vraies, dans laquelle Sophie Calle raconte sa propre histoire et les souvenirs intimes de son enfance. Lors de la 52e Biennale de Venise en 2008, en tant qu’artiste représentante de la France, Sophie Calle a présenté son projet très remarqué Prenez soin de vous, avec une scénographie de Daniel Buren. Partant d’un mail de rupture de son amant, se terminant par la formule Prenez soin de vous, elle a réalisé un ensemble de 107 films où l’on voit chacune des 107 femmes choisies par elle, de différentes générations et de différentes métiers, en faire une relecture orale assortie de leur commentaires personnel.

Examinons les caractéristiques de l’art de Sophie Calle que nous pouvons découvrir en regardant une grande variété des œuvres et des expressions artistiques d’une trentaine années de sa carrière. Dans sa première œuvre Les Dormeurs, l’artiste invite ses amis et des inconnus à venir dormir chez elle dans son propre lit afin de filmer des moments de sommeil. Ensuite, elle réalise une série d’œuvres conceptuelles très originales, tels À suivre et Suite Vénitienne en suivant des personnes rencontrées par hasard dans la rue. Son approche artistique se situe complètement à l’opposé des grands artistes qui travaillent sur les sujets fondamentaux et universels comme la vie, la mort, la mémoire de l’humanité, etc. Contrairement à ce type d’approche directe, Sophie Calle choisit une manière très personnelle et intime. Elle nous montre souvent ses histoires et souvenirs personnels, les longues proses d’un inconnu, les souvenirs sentimentaux de son enfance, ou encore, des histoires amoureuses. Ces dernières sont souvent constituées de textes qu’elle écrit et d’images photographiques, et parfois d’objets-témoins des faits et des histoires. L’attitude typique d’appropriation des spectateurs qui découvrent l’art de Sophie Calle les conduit à faire une ré-expérience de celle de l’artiste, voire, «une expérience simulée vécue par l’artiste».

Le fait que la vérité se mêle avec la fiction n’est pas important dans l’art de Sophie Calle. Autrement dit, il faut bien comprendre l’indifférence entre vérité et mensonge qui domine dans son expression artistique, ce sera un premier pas pour apprécier joyeusement ses œuvres. Il ne faut surtout pas chercher la frontière entre le fait et la fiction. Dans tous les cas, les images dans ses œuvres sont reconstituées après l’événement concerné —c’est une reconstruction à partir de la mémoire. Ces images qui sont principalement témoins, insérées dans l’œuvre pour montrer la preuve, sont de manière contradictoire un vrai mensonge. En effet, la véracité d’une histoire ou d’une narration n’a aucune importance dans la constitution de l’œuvre et la réalisation du concept. Comme l’image prise par l’appareil de photo ne représente jamais une seule vérité, l’histoire racontée par une personne ne ressemble guère à un seul vrai récit.

Les Aveugles (1986)
Comme nous l’avons constaté plus haut, l’expérience simulée est une approche modèle pour comprendre l’art de Sophie Calle. Cependant, dans Les Aveugles (1986), l’artiste prend un itinéraire tout à fait opposé. La seule création de l’artiste dans cette œuvre est l’image reconstituée après l’interview des aveugles. Elle a cependant réalisé cette création en poursuivant un processus dans lequel elle fait la ré-expérience —au sens de revivre une situation d’après une expérience vécue par quelqu’un— des histoires racontées par les aveugles.

Les Aveugles est une œuvre polémique dès le départ. L’artiste a demandé à des aveugles de naissance quelle était pour eux une image de la beauté. A partir de leurs réponses, ce fut à l’artiste de recomposer une image de la beauté. Certes, pour sentir le toucher «agréable», ou pour avoir certains sentiments, tel «aimer», nous n’avons pas besoin de la vision «visuelle», mais quant à «l’image de la beauté», il s’agit d’une image visuelle et visible, tel un tableau, ou une photographie. Il est possible d’attribuer le mot «beauté» à une chose agréable au toucher, mais l’image est toujours «visuelle». L’acte de Sophie Calle de reconstruire une belle image à partir du dialogue avec eux est une superposition de l’imagination de l’interlocuteur et de l’artiste, voire, une belle collaboration artistique.

Dans les œuvres de Sophie Calle, le dialogue avec les aveugles, ainsi que la réflexion sur le «capable de voir» et l’«incapable de voir» sont des sujets que l’artiste travaille depuis longtemps. En effet, le dialogue avec les aveugles commença par l’interview réalisée en 1986 quand l’artiste avait 27 ans. Il s’agissait d’une œuvre de collaboration de la visualisation d’images de la beauté.

La Dernière Image (2010)
En 2010, elle rencontra 13 aveugles qui auparavant voyaient puis qui ont perdu la vue, à Istanbul. (La Dernière Image, 2010). Elle leur demanda quelle était la dernière image qu’ils avait vue et a visualisé cette image selon leur témoignage. Leur réponse donne souvent une impression puissante et une émotion violente. Une aveugle qui a perdu la vue à cause d’une erreur médicale témoigne de la couleur blanche du costume porté par son oculiste juste avant l’opération. Un aveugle à la suite d’un accident voit toujours un paysage vert très net qu’il voyait jusque avant l’événement. Un autre aveugle qui a perdu petit à petit la vue se souvient de la salle de séjour de sa maison, du canapé et des meubles, mais affirme clairement qu’il n’a pas de dernière image. Ici, encore Sophie Calle, à travers l’expérience vécue par les aveugles essaye de visualiser leur image «dernière».

 

La dernière image, Aveugle au divan, 2010

 

La dernière image, Blind with minibus, 2010

 

Voir la mer (2011)
En 2011, toujours à Istanbul, une œuvre véritablement significative intitulée Voir la mer a été réalisée, dans laquelle des personnes, qui n’avaient jamais vu la mer, font leur première expérience: voir la mer. Les 14 participants, venus de la région intérieure du Turquie, s’emplissent de l’air marin, du vent et de la musique de la vague, de la couleur du ciel et de la mer, et tournent leur tête vers une caméra qui les filme après ce moment satisfaisant pour chacun. La caméra capte leur expression faciale et même corporelle qui nous transmet leur impression après cette première expérience.

Quelle image de la mer ont-ils saisi? Il est en effet certain que «chacune de leur image personnelle de la mer» saisie lors cette première expérience et «mon / notre image de la mer» (comme Calle la saisit) ne sont pas identiques même si nous partageons le temps et l’espace: ici et maintenant. L’existence de ce décalage absolu met en lumière le fait que la limite de la communication ne se situe pas dans la limite communicative entre le «capable de voir» et l’«incapable de voir». Chaque vision de ce qui est devant nous est une vue subjective propre à chaque individu. De ce fait, la dis-communication ou l’impossibilité de la communication est fondamentalement immanente dans ce niveau-là (cette situation). Nous, êtres humains, ne voyons jamais une image identique avec une autre personne. Ceci semble être une énigme de notre être.

 

voir la mer, Jeune fille en rouge, 2011

voir la mer, Jeune fille en rouge, 2011

 

Ce projet artistique de Sophie Calle a été inspiré par la réponse d’un des aveugles :

«Imaginer la beauté, j’y ai renoncé. Je n’ai pas besoin de la ‘beauté’ et de son image dans ma tête non plus. Je ne peux pas voir la beauté, donc j’évite d’y penser jusqu’ici.»

À partir de cette parole d’un aveugle, elle a réussi à approfondir cette problématique en s’éloignant de sa surface pour aller plus loin. Pour elle, le fait qu’elle demande une dernière image s’est fait comme une recherche sur la frontière entre «voir» et «ne pas voir». Par conséquent, l’artiste, qui a déjà vu la mer, arrive à amener au bord de la mer les personnes qui ne l’avaient jamais vu auparavant, afin de partager un même paysage avec eux en temps réel: la mer. De manière contradictoire, l’artiste a compris qu’il est impossible pour l’être humain de partager une image identique de la beauté avec une autre personne au lieu de se contenter du bonheur de pouvoir voir la même chose. En effet, même devant la mer en tant qu’existence absolue, personne ne partage une seule image sur la beauté. Cela est très ironique mais essentiel. Notre perception, passant dans notre système nerveux qui reste toujours un mystère, diffère de celle des autres même si l’on est «ici et maintenant» littéralement ensemble.

Cette conclusion ne nous rendra ni triste ni ne nous donnera un sentiment de solitude profonde, mais juste un sentiment de paix car ce fait est tout à fait logique. À travers la notion de revivre l’expérience de Sophie Calle, nous, en tant que spectateurs, serons impressionnés par son œuvre, tout en sachant que nous faisons une expérience de la variation. Autrement dit, nous entendrons une résonance très faible au fond de notre cœur, comme si cette résonance touchait et faisait vibrer délicatement la corde sensible de notre cœur et celui des autres.

Galerie Perrotin, Sophie Calle « Pour la dernière et pour la première fois », 2012

 

Deux œuvres traitées dans ce texte : La Dernière Image (2010) et Voir la mer (2011), sont actuellement exposée à la Galerie Perrotin (du 8 septembre au 27 octobre 2012). http://www.perrotin.com

 

Rédigé par Miki Okubo, doctorante en esthétique à l’Université Paris 8

Remerciement pour Liliane Terrier pour la correction en français