Technophobie, faut-il avoir peur des nouvelles technologies?

L’année dernière, au mois d’Octobre, je suis allée voir l’exposition “Persona, étrangement humain” au Quai Branly. Cette exposition traitait la notion de persona et de ce qui définit un être humain, notamment dans sa relation à l’objet (robots, intelligences artificielles, idoles, etc).

Dans cette exposition, les réflexions, ainsi que les objets présentés étaient variés, mais l’ambivalence entre la peur et l’envie irrationnelles de découvrir une présence, autre que celle de l’humain dans les objets présentés étaient particulièrement marquante.

 


De la même manière, la technophobie est une peur du progrès technologique qui peut sembler extrême et irrationnelle au premier abords. Mais cette ambivalence entre peur et envie, présente tout au long de l’exposition Persona se retrouve chez le technophile comme chez le technophobe. Dans mon propos je m’efforcerais donc de démontrer que la technophobie est une crainte, qui dans certains cas peut-être justifiée, et qui dans d’autres semble être une recherche de cette présence d’un autre invisible et impalpable. En regard de ces considérations, je présenterai sommairement des œuvres d’artistes en lien avec mon propos.

La technophobie est un mot composé étymologiquement de deux mots grecs technè, τέχνη (production, art manuel) et phobos, φόβος (peur).
La technologie, n.f, est d’après le Larousse, l’étude des outils, des machines, des procédés et des méthodes employés dans les diverses branches de l’industrie. L’ensemble des outils et des matériels utilisés dans l’artisanat et dans l’industrie. L’ensemble cohérent de savoirs et de pratiques dans un certain domaine technique, fondé sur des principes scientifiques. La théorie générale des techniques.

 


 

La technologie est-elle destructrice pour l’environnement? La technophobie comme mouvement écologique.

 

“La pollution de la planète est une des conséquences de la désacralisation de la nature par une technique elle-même sacralisée.” Jacques Ellul, Les nouveaux possédés, 1973, 2e édition, Les Mille et une nuits, 2003.

 

Le technophobe est une personne qui rejette le progrès technologique. Ce terme s’apparente au mouvement luddite venant d’Angleterre. C’est aujourd’hui un terme péjoratif utilisé le plus souvent pour définir une tierce personne, et rarement soi-même. Mais on voit aujourd’hui une poignée de personnalités utiliser ce terme vis-à-vis d’eux, afin de revendiquer leur position et prendre à contre pied cette utilisation négative et critique du terme.

Cette revendication est motivée par des réflexions politiques sur la technologie. L’une des oppositions la plus forte et partagée des nouvelles technologies, repose sur des considérations d’ordre écologiques. Dans ce domaine, c’est l’innovation technique dans son ensemble qui est remise en question. En effet, à l’opposé du spectre où se trouvent les climatosceptiques, les technophobes estiment que depuis la Révolution Industrielle, le progrès technique de l’être humain génère des changements tellement importants qu’ils sont responsables d’un changement d’ère géologique : l’Anthropocène.

Les nouvelles technologies, et les innovations techniques causant des scandales sanitaires, des pollutions environnementales et des changements irréversibles sont nombreux. C’est pourquoi je vous en propose une courte liste non-exhaustive et variée : commençons par les énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz de schiste) utilisées comme carburants pour faire fonctionner et fabriquer toutes ces innovations technologiques, et les déchets informatiques, plastiques, chimiques (liés notamment à l’industrialisation et la mondialisation) qui sont la finalité du processus. L’élevage intensif, première cause de pollution (des sols, des eaux, de l’air) dans le monde avant même les transports, la déforestation de masse, ainsi que la pêche intensive rendue possible grâce à des machines de plus en plus performantes, et qui exploitent les ressources naturelles et les animaux.

Les technosciences et la médecine sont quant-à-eux des domaines où la création d’une éthique spécifique (la bioéthique) fut nécessaire pour limiter les dégâts possibles ou avérés sur les individus, les populations ou l’environnement. Pour citer deux cas bien connus : Les farines alimentaires qui générèrent l’immense scandale de la Vache Folle et les OGM, sont mis en avant par Daniel Boy dans son livre “Pourquoi avons-nous peur de la technologie?”.

Mais, même lorsque ces innovations sont au premier abords bénéfiques, à l’image du vaccin (ou d’autres progrès médicaux faisant baisser la mortalité et allongeant notre espérance de vie), ils finissent par poser problème dans pris leur globalité; en effet, au XXe siècle, le nombre d’êtres humains sur terre est passée d’un peu moins de 2 milliards en 1900, à 6,1 milliards en 2000. Aujourd’hui il est considéré que nous sommes près de 7,55 milliards au 1er juillet 2017. L’argument des technophobes qui estiment que le progrès technologique est à proscrire prend ici tout son sens; la surpopulation de la planète par l’humain, ne peut conduire qu’à un épuisement des ressources naturelles.

Il y a de plus une grande innovation du XXe siècle que nous n’avons pas encore abordée; il s’agit bien évidemment du nucléaire qui s’impose comme l’une des plus marquantes. Tout à chacun connaît les bombes atomiques de Hiroshima et Nagasaki, les essais nucléaires américains, français et russes (filmés et donc particulièrement influents sur la vision du grand public sur le nucléaire d’après guerre), mais aussi les catastrophes de Tchernobyl et Fukushima.

Dans ce domaine précis, les cas japonais et français sont particulièrement intéressants, car ces deux pays entretiennent une relation complexe au nucléaire. Le Japon est peut-être le pays qui a éprouvé le plus durement la réalité du nucléaire, à la fois à cause des attaques américaines, signant la fin de la deuxième guerre mondiale, qui ont laissées leur empreintes dans l’imaginaire collectif et dont l’on trouve de nombreuses réminiscences dans la création japonaise (par exemple la bande dessinée Akira de Katsuhiro Otomo, qui se déroule dans une Néo-Tokyo crevée d’un énorme cratère dans lequel repose une arme au pouvoir de destruction sans précédent nommée Akira). Mais également par l’incident de Fukushima, qui rappelle à tous que l’accident nucléaire est possible.

 

Explosion de Akira

 

La France, quant-à-elle, est la deuxième puissance nucléaire du monde, c’est également le pays le plus nucléarisé, avec 58 réacteurs nucléaires sur son territoire. L’économie du pays est aujourd’hui intimement liée à la production d’électricité. De plus, le coût extrêmement élevé empêche de le démantèlement de certaines centrales (comme celle de Fessenheim) qui devraient pourtant être démolies. L’artiste contemporaine, performeuse, photographe et vidéaste Lydie Jean-Dit-Pannel, après une visite à Fukushima, décide de travailler sur le thème du nucléaire. Elle visite les lieux historiques du nucléaire partout dans le monde (dans son film & a Fade to Grey), puis en France (14 secondes la série photo, et ad infinitum  le film). A chaque fois elle fait “mourir” le personnage qu’elle interprète depuis des années (Psyché) et se prend en photo devant la centrale.

 

“En 2015, elle a pris seule la route dans son pays. D’un site atomique à un autre, elle a exploré nos régions. De ce voyage agité, elle rapporte un film (encore en cours de montage), et une série de photographies dans laquelle elle fait mourir Psyché, son personnage, devant chacune de nos cathédrales nucléaires. 14 secondes, c’est le temps de déclenchement du retardateur de son appareil photo.” Lydie Jean-Dit-Pannel à propos de sa série 14 secondes.

 


 

La technophobie comme peur irrationnelle, le cas particulier de la société de l’image et de l’information.

 

“L’art sacré représentait l’invisible (la divinité), c’est-à-dire une réalité visible seulement à travers l’œil de la foi. La photographie a permis à l’œil de la science de représenter la réalité visible. D’autres technologies, comme le microscope et les rayons X, ont permis de regarder au-delà de la possibilité de l’œil et de rendre visible une réalité invisible mais réelle.” Caractéristiques de la culture visuelle, Mirzoeff (2002)

 

Nous vivons aujourd’hui dans une société de l’image. Avant la photographie, la question de la représentation faisait déjà débat, notamment pour la représentation du vivant, et du sacré (par exemple via l’interdiction de représenter les êtres vivants dans l’art islamique ou la guerre des idoles) mais à l’époque actuelle, notre production et consommation d’images (encouragée par l’avènement du numérique, l’arrivée de nouveaux outils comme internet, le téléphone portable, les progrès de l’informatique et les réseaux sociaux) s’est considérablement amplifiée, au point que la communication par l’image devient un moyen d’expression prépondérant, propre à l’époque postmoderne.

Le cinéma et la vidéo ont bouleversés notre rapport à l’image, et au réel. Ces nouveaux médiums, ont permis de rendre de façon extrêmement fidèle le mouvement, alors que la photographie remplaçait déjà l’image fixe, peinte, dessinée ou imprimée grâce à sa précision et son rendu réaliste incomparable. Ces trois technologies nous permettent de transmettre une image du réel, non plus déformée par le geste ou la volonté de l’artiste. Du moins, c’est ce que l’ont peut en penser aux premiers abords.

 

 

Dans le domaine de la photographie par exemple: l’appareil photo, et son fonctionnement complexe, obscur, presque magique pour le non-initié, est devenu au début du XXe siècle, un outil qui permet de faire apparaître les manifestations de ce que l’œil humain ne peut pas voir. Cette technologie peut donc servir à prouver toute sorte de phénomènes paranormaux. Ainsi, a-t-on vu apparaître de nombreuses photographies du monde de l’étrange, de créatures fantastiques, de prétendues radiations qui émanent du corps du sujet dans les début de la photographie.

Comme le décrit Clément Chéroux dans son livre, Fautographie, une simple évocation visuelle, par le biais d’une erreur, ou d’un défaut photographique permet à celui qui le cherche, d’y voir la confirmation de ses croyances, appuyé par le caractère scientifique de l’appareil utilisé (appareil photo, caméra ou caméscope). Inconsciemment, celui qui a le désir de voir des fées réelles dans les photos des fées de Cottingley (voir photo ci-dessous), ou des fantômes dans les clichés spirites, aura tendance à se conforter dans l’idée que ce qu’il voit est réel. Il rejettera également très rapidement l’idée que ce qu’il regarde est fabriqué de toute pièce pour faire fonctionner son imaginaire : c’est en partie pour cela que les photographes spirite réussirent pendant un temps à tromper le public, en faisant passer leurs clichés pour authentiques.

 

“Une même forme photographique [la surimpression accidentelle] peut-être jugée par certains comme une banale erreur, tandis qu’elle sera considérée par d’autre comme la preuve de l’existence de phénomènes spirites, c’est à dire comme un succès pour l’occultisme”, Clément Chéroux, Fautographie.

 

Ci-contre, l’une des photos des fées de Cottingley. En 1920, en Grande Bretagne, deux cousines prétendent avoir vu et photographié des fées. La série de photographies montrant les petits êtres des bois fait grand bruit, et on cherche à prouver ou réfuter la véracité des clichés. Mais personne, pas même le directeur de Kodak ne sera capable de se prononcer.

 

Dans notre société où l’image est de plus en plus omniprésente (en grande partie grâce à la place prépondérante qu’ont pris les écrans dans nos quotidiens, notamment via les dispositifs mobiles comme le caméscope, la caméra, l’appareil photo, ou même leur versions combinées que l’on retrouve aujourd’hui dans le téléphone mobile, la tablette ou l’ordinateur portable), et pour nos yeux habitués aux effets spéciaux, montages et trucages en tout genre, une distance sceptique est la plupart du temps adoptée par le spectateur. Nous évoluons aujourd’hui dans un monde où la tromperie qui peut s’effectuer par l’image est connue de tous. Malgré ce postulat, à chaque fois que cette technologie de l’image évolue (ainsi que les médias et dispositifs utilisés), et que le grand public est confronté à de nouvelles habitudes d’utilisation de l’image alors la part d’ombre et de méconnaissance ainsi créées donne lieu à des croyances à connotation magiques ou horrifiques. Comme toujours, c’est ce qui est inexplicable qui fait peur.

 

Ci dessus, Project Zero, premier du nom, sorti sur Playstation 2. Ci-dessous, Sadako, le fantôme de la malédiction de The Ring, sorti en 1998.

Comme exemple d’œuvres jouant sur cet effroi suscité par la technologie de l’image, nous pouvons citer une série de jeux vidéos horrifique nommée “Project zero“. Les jeux de cette série mettent le joueur, ou la joueuse à la merci de fantômes qu’il n’est possible de combattre et de voir que lorsque le joueur s’équipe de son appareil photo, et observe son environnement à travers l’objectif de l’appareil. Plusieurs films d’horreur jouent également avec cette peur de l’inconnu technologique comme “The ring” traitant d’une malédiction circulant de protagonistes en protagonistes via VHS, libérant le fantôme de Sadako, jeune fille morte enfermée dans un puit et qui fini par surgir du téléviseur pour faire mourir de peur les maudits. “Terreur.com” témoigne quant-à-lui des inquiétudes liées à la démocratisation d’internet…

Dans ce cas précis, la technophobie se traduit par une peur du dispositif en lui-même, des utilisations qui peuvent en être faites, et des potentielles découvertes qui pourraient en découler. On assiste à la recherche d’une confirmation de l’existence d’une présence non-humaine à travers l’outil, la technique. C’est la confirmation par la science de phénomènes paranormaux, ou la confirmation de croyances via les nouvelles technologies qui à la fois fait envie, et fait peur. L’angoisse de voir s’effondrer ce que nous prenons comme acquis ainsi qu’une compréhension incomplète du dispositif pousse les technophobes à rejeter les avancées technologiques liées à l’image.

 


 

C’est dans ce contexte, en particulier depuis l’invention d’internet et du téléphone mobile que l’information circule dans le monde postmoderne. L’information à notre époque est diffusée en masse, et le nombre de données échangées augmente de manière exponentielle. Dans les années 2000, se sont échangées plus d’informations que depuis l’invention de l’imprimerie par Gutemberg. La raison en est simple : de la même manière que l’écriture qui a permis d’échanger et de conserver des informations, que l’imprimerie qui a permis de diffuser considérablement des connaissances, des croyances et des idées, internet et les dispositifs mobiles qui permettent d’échanger entre individus rendent aujourd’hui la diffusion d’information quasiment instantanée.

Toutes ces inventions ont considérablement modifié nos habitudes de vie et la société.

 

 

 

 

This entry was posted in Exposition de soi 2018 rapport 1. Bookmark the permalink.